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Le premier disque

Mais la dure réalité de la vie me remet, si besoin en est, sur le droit chemin. Conscient d’ennuyer mes amis à Alfortville, je pars en quête d’une petite chambre pas trop loin de la maison de disques DECCA.

Car, si Carmen se vend à 350 000 exemplaires, je ne perçois encore aucune royaltie, les décomptes se faisant tous les six mois et le versement trois mois après et je reste avec mes 300 francs mensuels que ma mère m’envoie en cachette (supposée) de mon père.

Je trouve une chambre de bonne, rue du Colisée, au 11 bis, à peine à plus d’un kilomètre de chez DECCA, car même le métro est hors budget pour moi ; elle doit faire quatre, voir cinq mètres carrés maximum et ne comporte qu’une minuscule lucarne de toit que l’on soulève avec une tige métallique qui sert aussi à la bloquer, un petit lit et une armoire en plastique. Cette chambre mansardée se termine à quarante centimètres du sol et rase mes pieds lorsque je suis couché.

Pas de chauffage, pas d’eau, juste un W.C. turc sur le palier et un évier demi-lune en taule avec uniquement de l’eau froide dans le couloir, qui desservent les sept ou huit chambres de bonnes que compte ce sixième étage accessible par l’escalier de service, sans ascenseur bien sûr, et tout cela dans un état de propreté pas très engageant. Pour 150 francs, je ne trouverai malheureusement pas mieux.

 
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Le premier disque

Le problème, c’est qu’il me reste tout juste 150 francs pour vivre, c’est à dire, m’habiller, manger, me déplacer et acheter des timbres pour écrire à mes parents.

J’achète un réchaud “camping gaz” avec le bec qui se visse sur la minuscule bombonne et fait réchauffer directement la boîte journalière de flageolets à la tomate, la conserve la moins chère dans les épiceries. Les jours de festins, je m’achète une baguette de pain… Non, en fait, les vrais jours de festins sont mes visites chez un oncle qui vit avec sa femme du côté de la place de la République.

Comme par hasard, j’arrive une fois par semaine à 19 heures chez eux :

- Bonjour, je passais dans le coin et je venais vous dire bonsoir...
- Tu vas manger avec nous !
- Oh, je ne voudrais pas vous déranger !
- Mais si, assis-toi là !

Je déguste avec convoitise quelques tranches fines, si fines qu’on voit à travers, des rondelles de la rosette de Lyon, séchée à souhait, qui fondent sur ma langue. C’est tellement délicieux ! Et là, comment pourrais-je oublier un jour cet homme et cette femme, leur gentillesse affectueuse et humaine et leur cuisine délicieuse qui me regonflait l’estomac pour quelques jours.